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La Notion De Conscience (in French)
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Admettons que la conscience, la Bewusstheit, concue comme essence, entite, activite, moitie irreductible de chaque experience, soit supprimee, que le dualisme fondamental et pour ainsi dire ontologique soit aboli et que ce que nous supposions exister soit seulement ce qu’on a appele jusqu’ici le contenu, le Inhalt, de la conscience; comment la philosophie va-t-elle se tirer d’affaire avec l’espece de monisme vague qui en resultera? Je vais tacher de vous insinuer quelques suggestions positives la-dessus, bien que je craigne que, faute du developpement necessaire, mes idees ne repandront pas une clarte tres grande. Pourvu que j’indique un commencement de sentier, ce sera peut-etre assez.
Au fond, pourquoi nous accrochons-nous d’une maniere si tenace a cette idee d’une conscience surajoutee a l’existence du contenu des choses? Pourquoi la reclamons-nous si fortement, que celui qui la nierait nous semblerait plutot un mauvais plaisant qu’un penseur? N’est-ce pas pour sauver ce fait indeniable que le contenu de l’experience n’a pas seulement une existence propre et comme immanente et intrinseque, mais que chaque partie de ce contenu deteint pour ainsi dire sur ses voisines, rend compte d’elle-meme a d’autres, sort en quelque sorte de soi pour etre sue et qu’ainsi tout le champ de l’experience se trouve etre transparent de part en part, ou constitue comme un espace qui serait rempli de miroirs?
Cette bilateralite des parties de l’experience,–a savoir d’une part, qu’elles sont avec des qualites propres; d’autre part, qu’elles sont rapportees a d’autres parties et sues –l’opinion regnante la constate et l’explique par un dualisme fondamental de constitution appartenant a chaque morceau d’experience en propre. Dans cette feuille de papier il n’y a pas seulement, dit-on, le contenu, blancheur, minceur, etc., mais il y a ce second fait de la conscience de cette blancheur et de cette minceur. Cette fonction d’etre “rapporte,” de faire partie de la trame entiere d’une experience plus comprehensive, on l’erige en fait ontologique, et on loge ce fait dans l’interieur meme du papier, en l’accouplant a sa blancheur et a sa minceur. Ce n’est pas un rapport extrinseque qu’on suppose, c’est une moitie du phenomene meme.
Je crois qu’en somme on se represente la realite comme constituee de la facon dont sont faites les “couleurs” qui nous servent a la peinture. Il y a d’abord des matieres colorantes qui repondent au contenu, et il y a un vehicule, huile ou colle, qui les tient en suspension et qui repond a la conscience. C’est un dualisme complet, ou, en employant certains procedes, on peut separer chaque element de l’autre par voie de soustraction. C’est ainsi qu’on nous assure qu’en faisant un grand effort d’abstraction introspective, nous pouvons saisir notre conscience sur le vif, comme une activite spirituelle pure, en negligeant a peu pres completement les matieres qu’a un moment donne elle eclaire.
Maintenant je vous demande si on ne pourrait pas tout aussi bien renverser absolument cette maniere de voir. Supposons, en effet, que la realite premiere soit de nature neutre, et appelons-la par quelque nom encore ambigu, comme phenomene, donne, Vorfindung. Moi-meme j’en parle volontiers au pluriel, et je lui donne le nom d’ experiences pures. Ce sera un monisme, si vous voulez, mais un monisme tout a fait rudimentaire et absolument oppose au soi-disant monisme bilateral du positivisme scientifique ou spinoziste.
Ces experiences pures existent et se succedent, entrent dans des rapports infiniment varies les unes avec les autres, rapports qui sont eux-memes des parties essentielles de la trame des experiences. Il y a “Conscience” de ces rapports au meme titre qu’il y a “Conscience” de leurs termes. Il en resulte que des groupes d’experiences se font remarquer et distinguer, et qu’une seule et meme experience, vu la grande variete de ses rapports, peut jouer un role dans plusieurs groupes a la fois. C’est ainsi que dans un certain contexte de voisins, elle serait classee comme un phenomene physique, tandis que dans un autre entourage elle figurerait comme un fait de conscience, a peu pres comme une meme particule d’encre peut appartenir simultanement a deux lignes, l’une verticale, l’autre horizontale, pourvu qu’elle soit situee a leur intersection.