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La Notion De Conscience (in French)
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Il est vrai que nous opposons habituellement nos images interieures aux objets, et que nous les considerons comme de petites copies, comme des calques ou doubles, affaiblis, de ces derniers. C’est qu’un objet present a une vivacite et une nettete superieures a celles de l’image. Il lui fait ainsi contraste; et pour me servir de l’excellent mot de Taine, il lui sert de reducteur. Quand les deux sont presents ensemble, l’objet prend le premier plan et l’image “recule,” devient une chose “absente.” Mais cet objet present, qu’est-il en lui-meme? De quelle etoffe est-il fait? De la meme etoffe que l’image. Il est fait de sensations; il est chose percue. Son esse est percipi, et lui et l’image sont generiquement homogenes.
Si je pense en ce moment a mon chapeau que j’ai laisse tout a l’heure au vestiaire, ou est le dualisme, le discontinu, entre le chapeau pense et le chapeau reel? C’est d’un vrai chapeau absent que mon esprit s’occupe. J’en tiens compte pratiquement comme d’une realite. S’il etait present sur cette table, le chapeau determinerait un mouvement de ma main: je l’enleverais. De meme ce chapeau concu, ce chapeau en idee, determinera tantot la direction de mes pas. J’irai le prendre. L’idee que j’en ai se continuera jusqu’a la presence sensible du chapeau, et s’y fondra harmonieusement.
Je conclus donc que,–bien qu’il y ait un dualisme pratique–puisque les images se distinguent des objets, en tiennent lieu, et nous y menent, il n’y a pas lieu de leur attribuer une difference de nature essentielle. Pensee et actualite sont faites d’une seule et meme etoffe, qui est l’etoffe de l’experience en general.
La psychologie de la perception exterieure nous mene a la meme conclusion. Quand j’apercois l’objet devant moi comme une table de telle forme, a telle distance, on m’explique que ce fait est du a deux facteurs, a une matiere de sensation qui me penetre par la voie des yeux et qui donne l’element d’exteriorite reelle, et a des idees qui se reveillent, vont a la rencontre de cette realite, la classent et l’interpretent. Mais qui peut faire la part, dans la table concretement apercue, de ce qui est sensation et de ce qui est idee? L’externe et l’interne, l’etendu et l’inetendu, se fusionnent et font un mariage indissoluble. Cela rappelle ces panoramas circulaires, ou des objets reels, rochers, herbe, chariots brises, etc., qui occupent l’avant-plan, sont si ingenieusement relies a la toile qui fait le fond, et qui represente une bataille ou un vaste paysage, que l’on ne sait plus distinguer ce qui est objet de ce qui est peinture. Les coutures et les joints sont imperceptibles.
Cela pourrait-il advenir si l’objet et l’idee etaient absolument dissemblables de nature?
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Je suis convaincu que des considerations pareilles a celles que je viens d’exprimer auront deja suscite, chez vous aussi, des doutes au sujet du dualisme pretendu.
Et d’autres raisons de douter surgissent encore. Il y a toute une sphere d’adjectifs et d’attributs qui ne sont ni objectifs, ni subjectifs d’une maniere exclusive, mais que nous employons tantot d’une maniere et tantot d’une autre, comme si nous nous complaisions dans leur ambiguite. Je parle des qualites que nous apprecions, pour ainsi dire, dans les choses, leur cote esthetique, moral, leur valeur pour nous. La beaute, par exemple, ou reside-t-elle? Est-elle dans la statue, dans la sonate, ou dans notre esprit? Mon collegue a Harvard, George Santayana, a ecrit un livre d’esthetique,[2] ou il appelle la beaute “le plaisir objectifie”; et en verite, c’est bien ici qu’on pourrait parler de projection au dehors. On dit indifferemment une chaleur agreable, ou une sensation agreable de chaleur. La rarete, le precieux du diamant nous en paraissent des qualites essentielles. Nous parlons d’un orage affreux, d’un homme haissable, d’une action indigne, et nous croyons parler objectivement, bien que ces termes n’expriment que des rapports a notre sensibilite emotive propre. Nous disons meme un chemin penible, un ciel triste, un coucher de soleil superbe. Toute cette maniere animiste de regarder les choses qui parait avoir ete la facon primitive de penser des hommes, peut tres bien s’expliquer (et M. Santayana, dans un autre livre tout recent,[3] l’a bien expliquee ainsi) par l’habitude d’attribuer a l’objet tout ce que nous ressentons en sa presence. Le partage du subjectif et de l’objectif est le fait d’une reflexion tres avancee, que nous aimons encore ajourner dans beaucoup d’endroits. Quand les besoins pratiques ne nous en tirent pas forcement, il semble que nous aimons a nous bercer dans le vague.