La Notion De Conscience (in French)
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LA NOTION DE CONSCIENCE[1]
Je voudrais vous communiquer quelques doutes qui me sont venus au sujet de la notion de Conscience qui regne dans tous nos traites de psychologie.
On definit habituellement la Psychologie comme la Science des faits de Conscience, ou des phenomenes, ou encore des etats de la Conscience. Qu’on admette qu’elle se rattache a des moi personnels, ou bien qu’on la croie impersonnelle a la facon du “moi transcendental” de Kant, de la Bewusstheit ou du Bewusstsein ueberhaupt de nos contemporains en Allemagne, cette conscience est toujours regardee comme possedant une essence propre, absolument distincte de l’essence des choses materielles, qu’elle a le don mysterieux de representer et de connaitre. Les faits materiels, pris dans leur materialite, ne sont pas eprouves, ne sont pas objets d’experience, ne se rapportent pas. Pour qu’ils prennent la forme du systeme dans lequel nous nous sentons vivre, il faut qu’ils apparaissent, et ce fait d’apparaitre, surajoute a leur existence brute, s’appelle la conscience que nous en avons, ou peut-etre, selon l’hypothese panpsychiste, qu’ils ont d’eux-memes.
Voila ce dualisme invetere qu’il semble impossible de chasser de notre vue du monde. Ce monde peut bien exister en soi, mais nous n’en savons rien, car pour nous il est exclusivement un objet d’experience; et la condition indispensable a cet effet, c’est qu’il soit rapporte a des temoins, qu’il soit connu par un sujet ou par des sujets spirituels. Objet et sujet, voila les deux jambes sans lesquelles il semble que la philosophie ne saurait faire un pas en avant.
Toutes les ecoles sont d’accord la-dessus, scolastique, cartesianisme, kantisme, neo-kantisme, tous admettent le dualisme fondamental. Le positivisme ou agnosticisme de nos jours, qui se pique de relever des sciences naturelles, se donne volontiers, il est vrai, le nom de monisme. Mais ce n’est qu’un monisme verbal. Il pose une realite inconnue, mais nous dit que cette realite se presente toujours sous deux “aspects,” un cote conscience et un cote matiere, et ces deux cotes demeurent aussi irreductibles que les attributs fondamentaux, etendue et pensee, du Dieu de Spinoza. Au fond, le monisme contemporain est du spinozisme pur.
Or, comment se represente-t-on cette conscience dont nous sommes tous si portes a admettre l’existence? Impossible de la definir, nous dit-on, mais nous en avons tous une intuition immediate: tout d’abord la conscience a conscience d’elle-meme. Demandez a la premiere personne que vous rencontrerez, homme ou femme, psychologue ou ignorant, et elle vous repondra qu’elle se sent penser, jouir, souffrir, vouloir, tout comme elle se sent respirer. Elle percoit directement sa vie spirituelle comme une espece de courant interieur, actif, leger, fluide, delicat, diaphane pour ainsi dire, et absolument oppose a quoi que ce soit de materiel. Bref, la vie subjective ne parait pas seulement etre une condition logiquement indispensable pour qu’il y ait un monde objectif qui apparaisse, c’est encore un element de l’experience meme que nous eprouvons directement, au meme titre que nous eprouvons notre propre corps.
Idees et Choses, comment donc ne pas reconnaitre leur dualisme? Sentiments et Objets, comment douter de leur heterogeneite absolue?
La psychologie soi-disant scientifique admet cette heterogeneite comme l’ancienne psychologie spiritualiste l’admettait. Comment ne pas l’admettre? Chaque science decoupe arbitrairement dans la trame des faits un champ ou elle se parque, et dont elle decrit et etudie le contenu. La psychologie prend justement pour son domaine le champ des faits de conscience. Elle les postule sans les critiquer, elle les oppose aux faits materiels; et sans critiquer non plus la notion de ces derniers, elle les rattache a la conscience par le lien mysterieux de la connaissance, de, l’ aperception qui, pour elle, est un troisieme genre de fait fondamental et ultime. En suivant cette voie, la psychologie contemporaine a fete de grands triomphes. Elle a pu faire une esquisse de l’evolution de la vie consciente, en concevant cette derniere comme s’adaptant de plus en plus completement au milieu physique environnant. Elle a pu etablir un parallelisme dans le dualisme, celui des faits psychiques et des evenements cerebraux. Elle a explique les illusions, les hallucinations, et jusqu’a un certain point, les maladies mentales. Ce sont de beaux progres; mais il reste encore bien des problemes. La philosophie generale surtout, qui a pour devoir de scruter tous les postulats, trouve des paradoxes et des empechements la ou la science passe outre; et il n’y a que les amateurs de science populaire qui ne sont jamais perplexes. Plus on va au fond des choses, plus on trouve d’enigmes; et j’avoue pour ma part que depuis que je m’occupe serieusement de psychologie, ce vieux dualisme de matiere et de pensee, cette heterogeneite posee comme absolue des deux essences, m’a toujours presente des difficultes. C’est de quelques-unes de ces difficultes que je voudrais maintenant vous entretenir.